Difficultés d'intégration des indiens en Martinique
Une immigration encadrée, un engagement libre, en principe, mais d'énormes difficultés d'intégration. Ou comment des indiens jetés dans le chaudron d'une société postrévolutionnaire, post-esclavagiste, et secouée par des troubles politiques et raciaux, ont du mal à se faire une place au soleil.
Une immigration encadrée, un engagement libre, en principe, mais d'énormes difficultés d'intégration.
Pour faire face en même temps, à la hausse soudaine du coût du travail provoquée par l'abolition de l'esclavage, et à la vive concurrence du sucre de betterave qui les oblige à être plus compétitifs, les planteurs de canne de Martinique, comme ceux des autres colonies de plantation, décident de faire massivement appel à une nouvelle vague d'immigration.
Ils se tournent d'abord, tout naturellement, vers l'Afrique, et tentent de mettre en place une filiére d'immigration, légale et libre cette fois, en engageant pour cinq ans et contre rémunération de nouveaux travailleurs. En dix ans, quelques convois sont organisés à destination des colonies sucrières. La Martinique en reçoit son lot, mais bien vite le filon se tarît, à la suite de plusieurs scandales dénoncés par la presse (1858). L'opinion découvre l'existence d'un circuit parallèle, organisés par des gens peu scrupuleux, alimantant les plantations en 'engagés libres', en fait largement contraints.
Pour éviter que le public ne s'enflamme, et pour faire cesser les critiques acerbes du gouvernement anglais, Napoléon III met fin définitivement à ce commerce depuis l'Afrique. Cependant le problème de main d'oeuvre des colons n'ayant pas disparu, il encourage ceux-ci à se tourner vers les Indes. (Voir encadré).
Les planteurs ne l'avaient pas attendu pour s'engager dans cette direction. L'immigration légale ou illégale des noirs étant insuffisante à combler leurs besoins, des essais d'importation de coulis avaient déjà été réalisé dès 1830 à la Réunion (proximité aidant) et aux Antilles Françaises dès 1853.
Le choix des colons se porte sur les indiens en provenance des Indes anglaises et françaises. Ils y voient un double avantage : L'opinion, chatouilleuse dès que quelque chose lui rappelle l'esclavage, ne fait pas le rapprochement entre coulis et esclaves, comme elle le fait immédiatement quant ils s'agit d'engagés noirs. De plus, la péninsule indienne regorgeant d'hommes affamés qu'elle ne peut nourrir, la manoeuvre peut presque passer comme humanitaire. Les arracher à leur terre natale, c'est aussi les arracher à la misère.
La France n'étant plus que marginalement présente en Inde, à travers son comptoir de Pondichéry, il faut composer avec l'Angleterre, ou plus exactement avec le gouvernement anglo-indien, pour obtenir l'autorisation d'organiser cette migration. Celui-ci n'est pas trop dur à convaincre. La famine sévit dans la principauté de Madras et dans les districts du Nord de l'Inde. Et c'est lui qui doit subvenir aux besoins de ces plusieurs millions de sujets indiens affamés.
En définitive cette possibilité d'envoyer au loin une partie de ces miséreux, apparaît au gouvernement anglo-indien comme une véritable bouffée d'oxygéne. Cependant, loin d'accèlérer le processus comme ses intérêts financiers immédiats pourrait l'y pousser, il veillera à ce que les droits de ses sujets soient respectés. En particulier, il insistera sur la nécessité d'un engagement libre de toute pression, et sur la mise en place de mesures aptes à garantir la sécurité et les bonnes conditions de vie de ces engagés aussi bien pendant le transport en bateau vers les colonies, que pendant leurs cinq années de contrat.
Une immigration, très réglementée, censée garantir les droits et les avantages des coulis, se met en place. Son objectif : tout faire pour ne pas répéter les erreurs du passé. Tout faire, pour s'assurer du réel consentement de l'engagé et éviter qu'il ne meure pendant son transport.
Souvent recrutés dans les provinces rurales de l'Inde, les engagés sont conduits vers les vastes entrepôts des ports de commerce. Là, ils attendent le prochain départ d'un convoi à destination de l'océan indien (Réunion, île Maurice), du Pacifique ou des Antilles.
Avant l'embarquement, un agent du gouvernement anglo-indien vérifie qu'ils sont bien libres de leur décision, et remet au capitaine du navire les autorisations qui lui permettront de justifier son chargement, lors des possibles contrôles effectués en mer par les flottes anglaises et françaises.
D'ailleurs, il n'y a pas que le chargement qui soit inspecté. Les bateaux transportant des coulis doivent répondre à des critéres stricts, seuls capables de garantir un faible taux de mortalité pendant un voyage qui s'avère souvent long : deux mois en moyenne pour atteindre les Antilles.
Les émigrants doivent disposer d'un espace suffisant pour voyager dans de bonnes conditions. La nouriture, l'eau doivent avoir été prévues en consèquence et une couche propre leur être fournie. De plus, pour veiller à leur santé et s'assurer que les mesures d'hygiène sont bien respectées, deux médecins accompagnent chaque navire. Un occidental, et un Indien.
Ces précautions ne furent pas édictées en vain. Loin des taux de mortalité de 50% et plus (100% parfois!) atteints par certains navires négriers de l'époque de la traite, cinquante ans plus tôt, rares furent les convois à dépasser les 3% de pertes.
Protégé pendant son voyage, l'engagé l'est aussi à son arrivée en Martinique. Le contrat qui le lie à son nouveau patron, impose à celui-ci, de lui fournir, un logement, des vêtements, de la nourriture et un salaire, en qualité ou en quantité supérieures aux minimums fixés par décrets. Un commissaire de l'immigration veille au respect de ces règles.
Après une courte mise en quarantaine (le trajet de deux mois en mer exédant le temps d'incubation de la plupart des maladies), les coulis sont mis à la disposition du commissaire de l'immigration, dont la fonction consiste à les accueillir, à veiller que familles et amis ne soient pas séparés, puis plus tard à s'assurer que les clauses du contrat d'engagement sont bien observées par les deux parties.
Le salaire du couli est fixé à 12 fr. 50c par mois, son temps de travail à 312 jours par an. "il reçoit à titre de ration 1 livre trois quarts de riz par jour et 2 livres de morue par semaine, avec un peu de sel. Il a deux rechanges par an et reçoit les soins médicaux en cas de maladie. On ne lui paye chaque mois que la moitié de ses gages, et l'autre moitié à la fin de l'année, lorsque son compte sur le grand-livre de l'habitation est balancé. Le nombre de ses jours de travail est porté à son crédit, et l'on en déduit les jours de maladie, d'absence autorisée et ceux de retenue." P.N Bernard. 1856.
Des conditions de travail difficiles, mais dans l'ensemble, des conditions de vie supportables sur la plupart des plantations. La majorité des planteurs martiniquais remplissent leurs obligations. Certains vont même au-delà. En fait, pour eux, cette main d'oeuvre efficace et bon marché est une aubaine.
Régulièrement, le commissaire de l'immigration établit des rapports sur la situation des engagés indiens et les relations qu'ils entretiennent avec les planteurs. Il ressort de ceux-ci que l'adaptation des coulis indiens, à leurs nouvelles conditions d'ouvriers agricoles dans les plantations, se passe plutôt bien. Les rudes conditions de travail n'en viennent pas à bout facilement. Et même si beaucoup sont originaires des régions montagneuses du nord de l'Inde, assez fraîches en hiver (contreforts de l'Himalaya), les coulis s'adaptent pour la plupart sans trop de difficultés au climat tropical de la Martinique.
Leur capacité de travail est largement appréciée de leurs nouveaux patrons. "Les immigrants valides fournissent généralement un travail satisfaisant, et, quant ils reçoivent une bonne direction, ce résultat dépasse de beaucoup ce que les engagistes en attendaient."
Efficaces aux champs, habitués à un confort rustique, les indiens ont aussi l'immense avantage d'être peu coûteux. Pour le planteur, c'est une très bonne affaire. Les frais d'introduction en Martinique depuis l'Inde (environ 400 Francs de l'époque) ne lui coûtent presque rien. Ils sont pris en charge en grande partie par la caisse générale de la colonie. Quant au salaire qu'il est tenu de verser chaque mois, il ne vient pas trop écorner ses bénéfices. 12 fr. 50c, c'est au bas mot, quatre fois moins que les émoluments réclamés par les anciens esclaves affranchis.
Pourtant, bien qu'un maximum de précautions aient été prises, l'importation d'indiens donne vite lieu à des excès de toute nature. Certains sont "engagés" contre leur consentement, c'est à dire kidnappés sur les côtes indiennes. D'autres se voient refuser le paiement de leurs frais de rapatriement vers l'Inde, auquel ils ont pourtant droit au terme de leurs cinq années de contrat.
Ravis par cette main d'oeuvre qui leur permet de baisser sensiblement leurs coûts de revient, et de rester compétitifs face à la concurrence, toujours plus forte, du sucre de betterave, les planteurs pèsent de tout leur poids pour inciter le gouvernement français à multiplier les convois de coulis. Des contacts sont pris en ce sens avec le gouvernement anglo-indien, mais pour diverses raisons celui-ci refuse d'accélérer le mouvement.
L'offre en bras indiens étant nettement inférieure à la demande, une opportunité s'ouvre aux capitaines aventureux : aller s'approvisionner en douce sur les côtes indiennes. Rapidement, un petit trafic de coulis enlevés puis vendus dans les îles se met en place. (Voir encadré). Transportés parfois dans des conditions inhumaines, et introduits clandestinement en Martinique, ceux-ci ne bénéficient évidemment d'aucune des protections prévues par la législation sur l'immigration.
Les coulis de la filière légale ont eux, de plus en plus de difficulté à obtenir le paiement des frais de leur rapatriement en Inde. Voyant s'espacer les nouveaux convois, certains planteurs peu scrupuleux usent en effet de tous les subterfuges pour les retenir dans les champs de canne.
Surtout, cette immigration indienne se heurte de plein fouet à l'hostilité des noirs affranchis. Les milliers d'engagés qui commencent à affluer des Indes vers les colonies, (la Martinique en reçoit plus de 25000, la Guadeloupe 40000), exercent une forte pression à la baisse sur les salaires, et viennent directement les concurrencer sur le marché du travail.
Décrétée le 22 mai 1848 en Martinique, l'abolition de l'esclavage entraîne les nouveaux affranchis à déserter quelques temps le travail, pourtant désormais rémunéré, dans les plantations. La canne les rebute. Tout en elle leurs rappelle leur ancienne condition, et beaucoup préfèrent se lancer dans d'autres activités. L''artisanat par exemple, pour les plus chanceux. Les petites exploitations de cultures vivrières, pour les autres.
Cependant, cette grande majorité d'entre-eux, qui survit grâce au petit jardin créole exploité autour de la case, ne peut se contenter indéfiniment de cette seule activité. Bien sûr, les légumes et les fruits ainsi produits, permettent de nourrir la famille. Et vendus au marché, les excédents, quant il y en a, rapportent même un peu d'argent. Mais pour gagner un peu plus, il faut trouver un emploi. Le choix étant assez restreint sur l'île, les affranchis se voient bientôt obligés de retourner dans les champs de canne, demander du travail à leurs anciens propriétaires.
Là, conformément au plan imaginé par les planteurs, les anciens esclaves se retrouvent en concurrence directe avec les coulis indiens. En 1884, plus de 25000 d'entre-eux ayant été importé sur l'île, ils représentent désormais près de 15% de la population totale de la Martinique.
Fort de ce réservoir de bras neufs, les planteurs ont toutes les cartes en main pour dicter librement leurs conditions. Pourquoi payer un salaire décent à un affranchi, quant on dispose d'une main d'oeuvre indienne si bon marché?
Les Indiens deviennent ainsi malgré eux, les otages de l'épreuve de force qui oppose depuis l'abolition de l'esclavage, planteurs et affranchis, pour l'obtention d'un vrai salaire et de meilleures conditions de travail. Cela ne rend que plus difficile leur intégration à la population martiniquaise.
Appréciés de leurs patrons, les coulis sont rejetés par les anciens esclaves. Présents dans les instances politique de l'île depuis qu'ils ont obtenu le droit de vote, les affranchis vont s'opposer de plus en plus vivement à cette politique d'immigration. En 1884, ils obtiennent gain de cause, et les convois en provenance des Indes sont définitivement interrompus.
Pendant des années, les tensions resteront vives entre les deux communautés. Longtemps les Indiens resteront cantonnés aux travaux agricoles les plus durs, condamnés à stagner aux plus bas niveaux de l'échelle sociale.
Leur intégration à la population ne se fera que très progressivement. Ayant obtenus à leur tour, le statut de citoyen français au début des années 1920, il faudra encore attendre une trentaine d'années avant de les voir se mêler aux descendants d'affranchis par le biais de mariages mixtes, développer des affaires, ou accéder à des postes d'encadrement.
Témoignage d'un vieux couli
"Voilà comment ma famille est arrivée en Martinique. Un bal, et hop, vivement, nous voici martiniquais!"
Témoignage de Xavier vieux couli de la commune du Lorrain sur les circonstances de l'arrivée de sa famille en Martinique :
"Le père de mon aïeul et sa femme habitaient Pondichéry. Un jour, des Français - des Français Martinique - sont arrivés en bateau. La nuit, ils ont donné un bal à bord. Beaucoup de jeunes indiens sont venus à la fête. Ils ont dansé, et bu, et avant qu'ils ne se rendent compte, les Français ont levé l'ancre, embarquant tout ce monde là."
Pondichéry-Martinique, article de Daniel Bastien dans l'excellent Hors Série n°41 de la collection "Autrement" intitulé : "Antilles. Espoirs et déchirements de l'âme créole."